Pour bien comprendre la culture de la vigne moderne, il faut connaître son histoire… et plus particulièrement celle rattachée à un « banal » puceron de moins de 0,50 mm…

Comment imaginer aujourd’hui qu’un simple puceron d’origine américaine ait pu mettre en péril la culture traditionnelle de la vigne (Vitis Vinifera) dans toute l’Europe en ravageant des millions d’hectares de vignobles, malgré la mobilisation des centaines de savants et techniciens, infligeant aux régions viticoles des dommages incalculables, forçant des milliers d’exploitants à la faillite et à l’abandon de leurs domaines et faisant disparaître totalement la culture millénaire de la vigne dans certaines régions …

Comment en voulant résoudre un problème, on provoqua une catastrophe:

En 1845, arrive dans les vignobles français une maladie nouvelle originaire d’Amérique du Nord, l’Oïdium. Dès 1855 Henri Marès mettait au point la technique du traitement de l’oïdium par soufrage à sec…

Après une décennie de disette,  Le vignoble français retrouve sa prospérité passée. Pour éventuellement trouver une solution prophylactique alternative, dans les années 1855/1863 des plants américains résistants à l’oïdium  sont importés.

La propagation et l’identification du mal :

Assez rapidement apparaît un mal inconnu dans les vignobles septentrionaux provoquant le dépérissement et la mort  des ceps de vignes.

L’infection est signalée pour la première fois en 1867 dans un petit vignoble des Côtes du Rhône entre Avignon et Orange. Elle s’étend rapidement, au point que cinq ans plus tard, toutes les vignes depuis le nord d’Orange jusqu’à la Méditerranée sont en train de mourir sans qu’on puisse savoir pourquoi.

La panique s’installe chez les viticulteurs. Un petit groupe de propriétaires et de scientifiques forme une commission d’experts « pour combattre la Nouvelle Maladie de la Vigne ». Jules-Emile Planchon professeur de pharmacie à l’université de Montpellier, accompagné de deux agronomes : Bazille et Sahut réputés de la région, se rend en mission dans le Vaucluse.

Constatant l’ampleur des dégâts, le 15 juillet 1868 à Saint-Martin du Crau, après avoir examiné des souches mortes où ils ne trouvent rien expliquant la cause du mal, ils ont l’intuition d’arracher un cep encore vivant pour en observer les racines. A leur immense surprise ils constatent à l’aide d’une loupe des centaines, des milliers de petits points jaunes sur les racines du cep. Aucun doute : il s’agit d’un puceron, il s’agit DU puceron cause de la catastrophe. Rentrés à Montpellier, ils sonnent le tocsin. Branle-bas de combat dans toutes les régions déjà atteintes. A chaque fois, même constatation. La Bête grouille, foisonne sur les souches encore vivantes.

Cette première découverte capitale en amènera bien d’autres. Planchon nommera la Bête Phylloxéra Vastatrix (feuille sèche)… Munie d’un rostre puissant elle suce les racines telle une seringue fichée dans le bois jusqu’à épuisement total de la sève. Elle émigre alors vers d’autres racines en bonne santé. Son cycle de reproduction est diabolique : par parthénogénèse, par ponte d’œufs sexués et non sexués ou par par accouplement avec des mâles dont c’est l’unique fonction.

En un mois au printemps, plusieurs générations se multiplient à qui mieux-mieux. Le cycle complet s’achève au mois d’août par des formes ailées qui portées par le vent (jusqu’à 15km de distance et plus) vont coloniser et envahir de nouvelles vignes et par la ponte d’un œuf d’hiver protégé sous l’écorce du cep qui donnera naissance à une forme femelle qui recommencera ce cycle en pondant plusieurs centaines d’oeufs… C’est par plusieurs millions que le puceron se reproduit en quelques mois.

Assez rapidement on constate que dans les deux vignobles concernés, les viticulteurs avaient« expérimenté » des pieds de vignes directement importés des USA (notamment pour leur résistance à l’oïdium).

Dans la France déstabilisée par la défaite de la guerre de 1870, la crise viticole passe au second plan et il faudra attendre 1873 pour que les dires de Planchon obtiennent un consensus scientifique

L’ennemi vient des ÉTATS-UNIS ! 

En 1869, Charles Valentine Riley Entomologiste de l’État du Missouri, publie dans la revue l’American Entomologist un court article dans lequel ce dernier répond à un viticulteur de l’Illinois qui lui a fait parvenir une feuille de vigne couverte de galles, précisant que cette galle de la feuille est  provoquée par le même puceron que celui provoquant le dépérissement des vignobles européens.

En 1871,  Riley est à Londres pour rendre visite à Charles Darwin. A l’invitation des spécialistes français, il se rend dans les vignobles du côté de Montpellier. Après ce qu’il voit, le doute n’est plus possible. Il confirme son opinion en signant un article au nom évoquateur: Why I consider the gall-louse and root-louse identical  (Pourquoi je considère que le puceron formant des galles et celui s’attaquant aux racines sont identiques.)

Combattre le mal :

En 1873, le ministère de l’Agriculture finit par ouvrir un concours doté d’un prix énorme en faveur de celui qui trouverait un procédé efficace et pratique. Le résultat fut décevant. Le prix ne fut d’ailleurs jamais attribué.

Très vite en France, deux écoles de pensée font jour pour combattre le mal :

  • les Sulfuristes
  • et les Américanistes.

De façon marginale, quand l’implantation des vignobles le permettait, l’immersion des sols pour noyer le puceron donnait des résultats satisfaisants.

Les Sulfuristes :

Ils tiennent absolument à sauver toutes les vignes en empoisonnant localement l’insecte; le fait que l’oïdium ait pu être contrôlé par la simple pulvérisation de soufre vient à l’appui de leur thèse. Pour des raisons politiques, ils sont soutenus et subsidiés par le gouvernement parisien; ils reçoivent naturellement l’appui du lobby des industries chimiques (le traitement demande tous les ans 300 kg de sulfure de carbone à l’hectare !).

Le puceron mourait, et parfois aussi la vigne, mais ses descendants réapparaissait l’année suivante. Ce procédé exigeait d’énormes quantités d’eau et des pompes à vapeur inaccessibles au viticulteur moyen. Beaucoup de travail, de dépense et presque aucun résultat.

Les sulfuristes gagnèrent sur le plan législatif en interdisant en 1878 l’importation de tous pieds américains, excepté, sur l’intervention de Planchon, dans des endroits particulièrement ravagés où il n’y avait rien à perdre. Un an plus tard, des syndicats sont crées et subventionnés par l’état pour arracher ou traiter d’office chimiquement toutes les vignes infectées.

Les Américanistes :

En désespoir de cause plusieurs chercheurs dont les découvreurs Planchon et Bazille suggérent de soigner le mal par le mal. Il avait été observé en effet que dans des domaines phylloxérés, les plants américains loin de mourir étaient bien au contraire vigoureux et en bonne santé. De là l’idée de replanter de la vigne américaine. Il faudra beaucoup de temps et de recherches, beaucoup de tâtonnements pour faire admettre cette innovation.

Mais les explications commencent à se faire jour : la vigne américaine résistait à la Bête. En fait un équilibre entre le puceron et les racines de la vigne permettait à celle-ci de proliférer normalement. Du même coup on comprenait les échecs répétés d’implantation de vignes européennes sur la côte est des Etats-Unis : celles-ci, non-accoutumées étaient dévorées par le Phylloxéra et ne survivaient que quelques années… Cela expliquait également que le puceron importé en France par des plants américains se sentait dans une motte de beurre en goûtant les vignes françaises et s’en gavait à cœur-joie. Malheureusement la majorité des diverses races de vignes américaines donnait un goût foxé au vin (odeur d’urine de renard) peu propice à nos palais. C’est alors que l’on réinventa la greffe. Sur des plants américains porte-greffe très résistants au phylloxéra, on greffa dans le Sud des Aramon. Après des milliers d’essais plus ou moins concluants, quelques hybrides émergèrent du lot (Riperia, Rupestri). Le goût du vin gardait toutes les caractéristiques organoleptiques du greffon, sans se charger des défauts du porte-greffe.

Alors peut commencer le pénible et coûteux travail de reconstitution du vignoble :

Il était temps car en 1879 la production globale du vignoble français chute à 25 millions d’hectolitres alors que la production moyenne avant l’invasion du phylloxéra oscillait selon les années entre 40 et 70 millions d’hectolitres. Alors peut commencer le pénible et coûteux travail de reconstitution du vignoble qui ne s’achèvera en Champagne atteinte par la Bête en 1895 qu’après la guerre de 14-18.

Quelques viticulteurs nostalgiques et inconscients ont essayé périodiquement de replanter des parcelles avec des cépages francs de pied d’origine européenne : après quelques années de croissance normale, la Bête flairant une nouvelle gourmandise, attaquait avec ses milliards de suçoirs les vignes sans défense qui périclitaient au bout d’une dizaine d’années. Les conséquences de ce fléau pour la filière viticole française ont été innombrables.

Après 1900 la physionomie du vignoble est bouleversée. Il y avait en 1875 plus ou moins 2,5 millions d’hectares plantés en vigne en France. En 1903 il n’en reste plus que 1,70 millions. Dans le Midi de la France, le vignoble a déserté les coteaux pour s’installer dans les plaines. Dans la région de Cognac le phénomène est particulièrement révélateur. En 1865 les deux départements Charente et Charente-Maritime totalisaient une surface exploitée de 285 000 hectares. En 1928 il n’en reste plus que 70 000. La vigne disparaît définitivement dans le bassin parisien et dans certaines régions du Centre et du Sud-Ouest.

 

Naissance d’une viticulture moderne :

Le bouleversement économique causé par ce puceron s’apparente à un cataclysme : Ruine de nombreux petits exploitants contraints de vendre leurs terres phylloxérées à bas prix incapables de financer l’achat des nouveaux plants, abandon des sols consacrés à la vigne pour des cultures fourragères, exil pour certains vers l’Algérie, l’Argentine, le Chili ou vers la ville industrielle demandeuse de bras, désertification de villages entiers etc…. Nous perdons des marchés extérieurs au profit des nations voisines moins touchées ou contaminées plus tardivement. La production de vins frelatés ou de très mauvaise qualité se multiplie.

Il faut cependant mentionner les « avantages » qui ont découlé de cette calamité… : Meilleur choix des cépages ( Aramon, ugni blanc, cabernet-sauvignon, merlot et merlot blanc), naissance d’une viticulture moderne qui passe du mode extensif au mode intensif, replantation en ligne avec des écarts plus grands entre les rangs pour faciliter les traitements tractés, réduction importante du nombre de pieds à l’hectare, généralisation du palissage sur fil de fer, rendement du vignoble nettement amélioré en particulier dans le Midi, de 50% des rendements d’avant la crise ce qui entraînera d’ailleurs quelques années plus tard une surproduction mais ceci est une autre histoire. La redécouverte des bienfaits du greffage a été très positive quant à l’amélioration de la qualité des vins.

Conclusion :

Esca, flavescence dorée… les maladies « non maîtrisées » sont nombreuses à ce jour dans nos vignobles. Seront-elles le phylloxera de nos temps actuels, si nous n’y prenons pas garde ?

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